ENTRETIEN
AVEC
Virginia Woolf

par JACQUES-EMILE BLANCHE

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J’allais donc enfin la connaître? Et ce
serait ici, près d’Offranville, à Auppegard,
en Normandie. Il y a vingt ans, c’était Thomas 
Hardy que nous lisions. Il avait l’âge
que j’ai maintenant, quand je fis les deux
portraits du cher Jude l’obscur. Hardy occupe 
toujours notre pensée; il est là, sur
l’autre côte de la Manche; j’attends des
nouvelles du grand vieillard; mais aujour-
d’hui, c’est une jeune femme qui occupe aussi
notre pensée, depuis la première page que
j’ai lue d’elle.

Loomus, le butler d’Auppegard, nous dit en
nous faisant asseoir dans le salon: <<Ces
dames descendent dans un instant prendre le

[image of Virginia Woolf]

thé, monsieur, Mrs Woolf doit être au jardin.>> 
J’en aperçois plusieurs de ces dames:
la soeur de Virginia, Vanessa Bell, vient d’achever, 
avec Duncan Grant, la décoration à
la fresque du pavillon où nous irons causer,
sans doute? Mon exemplaire de To the
Light-House, je le mets sur la table pour
qu’elle y appose sa signature; une écriture
nerveuse, de petite fille, je sais cela. De quoi
parlerons-nous? Y a-t-il un clé? Les dramatis
personæ sont-ils réels? Comme ceux
d’A la recherche du Temps perdu? Une seule
clé ouvrira toutes les serrures, chez Proust.
Il la porte sur lui. Alors, cet étonnant Mr
Ramsay qui veut tant qu’on s’occupe de lui,
qu’on admire ses ouvrages, serait le père de
Virginia et de Vanessa: les misses Leslie
Stephen? L’admirablement belle Mrs. Ramsay,
qui ne sait pas dire à son mari qu’elle
l’aime: leur mère? James, Cam, Prue, Andrew, 
Jasper, Roger, et Minta, et Lily Briscoe, 
la peintresse, et William Banks, et le
vieux M. Carmichaël qui voudrait avoir une
seconde assiette de soupe: les enfants de la
maison, les amis en visite chez les Leslie
Stephen? L’admirablement belle Mrs Ram- [sic]
les amis de sa famille? Tous ces personnages
inoubliables, si peu indiqués soient-ils,
existèrent, il en est encore de vivants. L’un
d’eux, un neveu de ce terrible Mr Ramsay,
me disait l’autre jour à Londres que son
oncle ne l’effrayait pas tant que cela. Cet
égoïste, ce cuistre tout occupé de savoir s’il
aura autant d’admirateurs que sir Walter
Scott, était très gentil. Sa fille Virginia devait 
être une terrible gamine, bien étrange
elle aussi. Cette villa sur la côte, près des Hébrides? 
Sans doute une villa comme tant
d’autres. Il y a beaucoup de villas d’où l’on
voit un phare. Le père Ramsay devait avoir
des raisons pour ne pas vouloir conduire le
petit James dans l’île où est le phare, le
phare qui donne au dernier roman de Virginia
Woolf son titre symbolique. L’action
—s’il en est une—tourne autour du Light-
House dans l’île; et c’est la vie, et la mort,
le mystère des êtres, le pathétique de la villa
bourdonnante de voix d’enfants, de querelles,
puis vidée par la mort. Quelques-uns y reviennent,
après la guerre. Ce n’est plus cela !
Mais la vie continue, le phare éclaire de ses
rayons livides les mêmes murs des mêmes
chambres. On ira au phare, un beau matin,
mais les excursionnistes auront été décimés.
Un des fils, Andrew, est un parmi tant d’autres 
qui ne sont pas revenus de la guerre.
(Le livre est ainsi situé dans le temps.) <<Time 
passes>>. Celui-ci et celui-là se sont fiancés. 
On ne nous apprend pas ce qu’il leur est
advenu. La cuisinière, Mrs Mac Nab, et les
maids, en préparant, nettoyant la villa pour
la rentrée des maîtres et de leurs invités, ne
savent déjà plus très bien qui est mort, qui
est vivant, de cette famille. Prue, une des petites 
misses Ramsay, a dû mourir en couches; 
elle s’était donc mariée ? Mrs Mac
Nab se rappelle que Madame la saluait, quand
elle la rencontrait dans un couloir: <<Good
morning, Mrs Mac Nab>> faisait-elle.

Mais voici quelqu’un. Mrs Woolf entre au
salon avec notre hôtesse, qui nous présente.
Nous passons à la salle à manger, verte, meubles
de laque rouge. Des plates-bandes formelles, 
d’un côté, avec la plaine de Caux au
fond; de l’autre, sur la cour du château,
l’église d’Auppegard. Et ce pourrait être,
aussi bien, la villa sur la côte d’Ecosse. La
villa près des Hébrides, ou le châteaue d’Auppegard, 
peu importe: la présence de Virginia 
transforme les lieux et les gens qui
s’y assemblent. Comme elle est belle, cette
fille de la bellissime Mrs Ramsay! D’une
beauté délicate, toute fragile; son visage
est mobile comme ses fines mains fébriles
qu’elle se passe sur le front, emmêlant les
franges de cheveux dont on ne sait s’ils sont
gris ou blonds. Des yeux couleur d’hématite,
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