…Elle éleva une petite montagne pour la faire escalader aux
fourmis. Elle les rendit folles d’indécision par cette intervention
dans leur cosmogonie: les unes coururent d’un côté, les
autres de l’autre. Il faudrait avoir cinquante paires d’yeux
pour voir [le fond d’une âme] songeait-elle (p. 203).
…Ce même choc émotif s’était maintes fois répété de l’un Ã
l’autre. C’était bien évident, songeait Lily, aplanissant un
chemin pour ses fourmis…>>
Citons encore:
<<Mais l’intolérable, songeait-elle, assise très raide et regardant
le fils de Macalister tirer sur son hameçon, pris dans les
ouïes d’un autre poisson, c’était cette tyrannie de son père qui
avait empoisonné son enfance et causé tant d’orages.>> (On voit
avec quelle facilité ces sensations peuvent porter, jointes aux
sentiments qu’elles accompagnent, un message symbolique sur
lequel d’ailleurs Virginia Woolf n’appuie jamais.)
Et ceci:
<<Cela participait, songeait-elle, servant soigneusement Ã
William Bankes un morceau bien tendre, de l’Éternité.>> Il y
a dans la sensation un cas spécial, comme dans le dernier
exemple: nous sommes nous mêmes deux mondes à fois,
notre corps est à double face; et de ses mouvements naissent
pour nous des sensations qui sont les mouvements même, sous
un certain aspect ; et nous avons alors plus directement encore
le sens simultané des deux mondes. Ces sensations se mêlent
plus étroitement au rythme de la conscience, et Mrs Ramsay
tricotant, ou servant le dîner, Lily Briscoe peignant, suivent
souvent toutes deux par le mouvement de leur pensée le rythme
de leurs actions.
Virginia Woolf utilise dans une mesure et dans une mesure
seulement, la technique du <<told from the inside>>. Rien n’est
purement objectif, tout à fait extérieur aux personnages. Nos
contacts avec les choses qui constituent leur cadre, ce sont les
leurs, ceux qui sont pris dans le tissu même de leur vie. Et
pourtant, par une modification très caracteristique d’une
technique un peu lourde et sans grâce, nous ne sommes jamais
<<en dedans>>, non plus. Dialogue, réflexions, rêveries, tout est
presque entièrement au style indirect. Et ce style indirect
répand sur le livre entier ses demi-nuances: d’une part il annexe
presque inévitablement les courts passages de simple narration;
mais d’autre part, il nous tient à distance de ces vies